An de grâce 1708
En juillet, le jeune Valentin Jamerey-Duval, âgé de 13 ans, exerce son deuxième emploi comme gardien de dindons dans une ferme champenoise - un petit emploi alors courant dans les campagnes. Attaché à l'un de ces volatiles, le dindonnier décide de lui jouer un tour dont les conséquences dépassent tout ce qu'il pouvait imaginer. La farce souligne la capacité d'imagination de la rumeur dans les populations rurales, promptes à voir dans l'anormal un "nouveau dragon".
"C'était le temps de la moisson, le jour était prêt à finir et le soleil, déjà caché sous l'horizon, ne put être témoin de mon désastre. Selon ma coutume, j'avais employé une partie de ma journée à dormir et l'autre à ne rien faire. Le diable profitant de mon oysiveté, me poussa à joüer un tour espiègle à mon coq d'Inde. J'étois alors habillé d'un casaquin jadis couleur de feu, formé des débris d'un antique habit [...].Il me prit fantaisie de l'attacher à la queue du dindon par un moyen de lacet qui me tenait lieu de boutons. Après avoir serrer les nœuds de toute ma force, je jettay l'oyseau au milieu de ses camarades. A peine eut-il fait quelques pas que cette queue postiche répandit la terreur parmy le peuple dindon que celle des plus affreuses comètes n'en a jamais causé aux crédules en timides individus de notre espèce. Le troupeau s'éparpilla en un instant. [...]"
"Cependant les moissonneurs, dispersés dans la campagne, n'avaient pas assez d'yeux pour contempler un phénomène qu'aucun d'eux n'auroit peut-être jamais soupçonné dans la nature. Je les voyois se rassembler par troupes et se communiquer mutuellement leur surprise et leurs conjectures au sujet de cette prodigieuse apparition. Car il faut faire attention que le crépuscule en empêchoit plusieurs de discerner ce que c'étoit. [...] Ce qui me fit presque étouffer de rire fut de voir quantité de femmes et de jeunes gens se sauver à toute jambe parmy les hayes et derrière les arbres. Les hommes mêmes ne furent pas exempt de crainte. Quelqu'un s'était avisé de dire que ce qu'ils voyoient avoit l'air d'un serpent ailé, il n'en fallut pas davantage pour les effrayer. A les entendre, jamais l'Affrique n'avoit produit un monstre aussi horrible que celuy-cy. Il empestoit l'air de son haleine. Son corps parraissoit tout en feu. Semblable au basilic, il avoit le tête ornée d'une couronne. Ses regards étoient mortels. Sa langue et sa queue se terminoient en un dard venimeux. [...] Tous ces récits fabuleux me divertissent beaucoup, et j'en tiray cet avantage qu'ils m'apprirent à réduire les bruits populaires à leur juste valeur. Quoique l'intrépidité ne soit pas une qualité vulgaire, il s'y trouva portant des moissonneurs assez hardis pour se mettre à la poursuite du nouveau dragon".
(Mémoires de Valentin Jamerey-Duval, 137-139)
Extrait de LA MEMOIRE DES PAYSANS