Hélas ! Les taxes ne sont pas d’aujourd’hui.
Contre la taxe sur les naissances : la révolte des Tard-Avisés
L’étincelle de la révolte ? La publication de l’édit de juin 1705 instituant un droit de contrôle sur les extraits des registres paroissiaux (baptistaires et mortuaires) déclenche des troubles en Navarre et en Béarn. En Quercy, où la misère est noire, ils naissent dès janvier 1707, autour du bourg des Arques. Dans le contexte d’une fiscalité envahissante, ce nouvel impôt alimente le mythe d’une taxe sur le droit à l’existence. Le 6 mars, l’affaire prend ici une tout autre dimension : 700 à 800 paysans se rassemblent à Catus (Lot) pour brûler le bureau de contrôle. Trente grenadiers du régiment de Normandie, envoyés sur place, battent en retraite pour se réfugier à Cahors le 10 mars. En Quercy, les bureaux de contrôle sont mis à sac les jours suivants. Au son du tocsin plus de 20 000 « Tard-Avisés », laboureurs à bras et artisans, convergent sur Cahors le 13 mars. Les prises d’armes d’étendent, au nord, au Périgord, comme à l’ouest, aux confins de l’Agenais. L’arrivée des dragons du régiment de Firmacon, accourus de Montauban, met fin à la révolte en mai après une rencontre en rase campagne où près d’une centaine de paysans restent sur le carreau, près de Sérignac (Lot). A la mi-juillet les derniers foyers d’insurrection sont éteints dans les paroisses proches du Causse de Gramat (Rocamadour, Calès et Carlucet) et jusqu’aux limites du Limousin (Puybrun). La vigueur de la répression militaire et l’importance des effectifs de troupes cantonnées dans tout le royaume étouffent une dynamique insurrectionnelle qui, un demi-siècle plus tôt, arrivait à se développer des mois durant. Les Tard-Avisés marquent le dernier soulèvement rural à une époque où la victoire de l’étatisme apparaît irréversible (Bercé, 1974, II, 524-533).
Vrai, mais un peu pour rire
A Messieurs de Montcuq, vous serez brimés.
Pour accroître leurs troupes, les révoltés menacent de mettre le feu aux villages et aux bourgades qui renâclent à s’engager. A Montcuq (Lot), au sud-ouest de Cahors, les habitants reçoivent un billet laconique qui ne laisse pas d’échappatoire :
Ce 14 mars 1707, Messieurs de Montcuq, vous êtes avertis que si vous ne faites pas cinquante hommes demain matin et remis à Mercuès, vous serez brimés1.
Signé : Rispe
( AN G7/396, d’après Bercé, 1974, II, 529)
1. Brimade: épreuve vexatoire
« Si tout le monde, ou presque, parlait français à cette époque, les patois restaient bien présents ! »
S’abarlouber : le parler solognot en 1700.
Dans les faits, les paysans parlent des patois dont seules quelques expressions traversent l’écrit. Au seuil du XVIIè siècle, le curé de Sennely-en-Sologne (Loiret) fait œuvre de linguiste en précisant les particularités du parler de ses ouailles.
Ils parlent peu, comme j’ai dit ; mais il est certain qu’ils s’expriment en termes fort significatifs. Sans chercher leurs mots, ils en ont inventé qui sont très énergiques. Par exemple, lorsqu’il fume dans une chambre, ils disent la chose et la cause en même temps : ils disent que la cheminée est « engornée », voulant dire que la fumée se roule et s’enveloppe dans le tuyau et revient par le plus large de la cheminée, ne pouvant sortir par le plus étroit. Pour dire se confonde dans son discours, se méprendre en quelque chose, perdre la tramontane et son étoile, ils appellent tout cela « s’abarlouber ». Ils ont tous dans toute la Sologne un langage uniforme, mêmes phrases, mêmes mots, même accent et ce langage est le vieux gaulois, suivant la confrontation que j’en ay faitte à celui de nos vieux auteurs françois et entre’autres le sire de Joinville et le maréchal Villard’houi [Villehardouin].
Ce qu’ils ont de particulier dans la prononciation, c’est de faire toujours voyelle lors même qu’elle est consonne. Ils disent « bonnes yans » pour « bonnes gens », un « gé » pour un « gué », la « gerre » pour « la « guerre ». Au surplus, ils corrompent la plupart des mots comme tous les petites gens des autres provinces. Ils disent sans vous « incorrompre » pour « interrompre », parlant par « corruption » pour « correction », et ainsi plusieurs autres comme pour dire « rudes », ils disent « ridicules ». A l’égard des termes de « mehui » et d’ « arrié », qui leur sont si familiers, ils leur sont communs avec tous les habitants de la rivière de Loire, et « meshui » est un vieux mot gaulois fort usité dans les livres jusqu’au règne de Louis treize.
(Sauvageon, fol. 218-219, d’après Bouchard, 1972, 336)
DYNASTIE PAYSANNE
suite et fin
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Son dernier acte fut éclatant, et comme si Norbert unissait toute la famille dans le sacrifice.
Le Calvados souffrait d’une réquisition très brutale des bois. Dans la bizarre autarcie départementale qui sévissait, le Calvados privé de forêt, voyait couper tous ses arbres. La futaie des Lefebvre n’avait pas été touchée, car Norbert, au début des exigences, s’était arrangé pour fournir beaucoup plus que la quotité exigible, en prenant sur des terres éloignées et en respectant les marmentaux. Mais, un matin d’Octobre, il reçut la visite d’un industriel qui venait, hors de toutes contrainte d’Etat et à l’amiable, lui demander des hêtres. Un homme étrange, comme hanté par la production, la création, dont Norbert sentit le souci dominateur. Norbert en lui-même, se récria d’indignation, mais refusa avec la froideur simple qu’il avait fait succéder au ton grognon de son père et qui le soutenait.
- C’est que, - fit l’homme, - tous, ici, manquent de sabots et voici l’hiver ; la paire de sabots arrivera à cent cinquante francs… On me fait parvenir le bois la nuit, venant de l’Eure… Le cuir, on en aurait tant qu’on voudrait, mais les abattages clandestins font jeter les peaux qui dénonceraient… Les gosses iront nu-pattes, en Décembre…
Et le bizarre solliciteur, haussant les épaules, s’en alla. Il s’en foutait ; ç’avait été pour alimenter ses machines, et pour réduire un manque, combler un vide commercial, une faille industrielle…
Norbert essaya de réagir ; prit des renseignements : le sabotier à vapeur avait dit vrai… Combien les trois cent vingt-sept arbres de dix pieds de tour, si sains, donneraient-ils de paires ? Peut-être trente-cinq mille ! Ces chiffres le poursuivaient. Il se révoltait ; après tout, en Russie, leur Russie chérie, la moitié des paysans vont pieds nus ! N’en vendre qu’un tiers, le centre ? Garder la couronne, pour la vallée, pour le père ?…
On devine qu’il fut vaincu. Sa femme ne dit rein et lui met sa petite main vaillante sur l’épaule. Sa mère ne rit plus, ne cria plus : elle pleura. Peut-être qu’elle crut entrevoir une compensation secrète chez son fils : « Prends l’or… », fit-elle, sourdement. – « Ce serait moins utile, hélas !... » répondit Norbert, lui-même si ému qu’il pouvait à peine parler… « Maman », ajouta-t-il, « les enfants du village iront pieds nus cet hiver… » La vieille se détourna et retrouva sa voix pour proférer ; « Coupe tout, maudit ! »
Le jour du premier coup de hache, Norbert emmena ses deux fils, ses garçons de cinq et six ans. Les bûcherons attaquaient la futaie par l’Est, car, à l’Ouest, sous le vent régnant, leur travail se serait fait seul, une fois la bordure tombée ; à l’intérieur, la futaie pousse sans racines. Ils étaient deux hommes très forts sur l’arbre choisi. La futaie frémissait sous les cognées. Les enfants pépiaient.
Quand de fut le moment, Norbert se leva : - Enlevez vos bonnets, mes petits, - fit-il, la voix rauque, - et… donnez-moi la main.
Lui-même avait jeté sa casquette, et, tête nue, ses enfants à ses côtés, il assista à la gigantesque chutte.
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A l’heure où, vaincus, tant de malheureux hobereaux devenaient des croquants, la dynastie des Lefebvre, victorieuse, faisait un gentilhomme.
IL FAUT ESPERER : DE GENS PAREILS,
NOTRE CAMPAGNE EST PLEINE
LE CHAMBLAC
1948
DYNASTIE PAYSANNE
SUITE
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Il en revint avec la croix de guerre et une blessure à l’épaule. Il avait été sous-officier dans les chars ; grand tireur, se servant de son canon comme de son hammerless, il s’était fait remarquer ; toujours le fatalisme normand qui lui donnait du sang-froid et le mépris de la mort. Il s’était évadé et rentra chez lui. Quatre ans auparavant ; il avait épousé la jolie fille d’un petit propriétaire. Elle avait de la grâce et des talents, et la veuve de Natole en fut un peu effrayée : « C’est pas elle qui soignerait la fièvre aphteuse », dit la mère, en rappelant les âges héroïques… Il répondit sagement : « Mère, ce ne serait plus à nous de le faire, maintenant. »
La bonne femme, d’ailleurs, le laissait agir, avec une curiosité dans ses yeux gais qui vieillissaient. Le piano à queue, le crapaud de sa bru, la fit bien rire, sous cape, mais la décida à se cantonner dans une petite maison voisine, d’où, toujours rigolant, elle se moquait un peu le « château »… et les châtelains : « J’suis obligée de quitter, elle me casserait les oreilles, avec sa « chouanaille » ! (orgue de Barbarie, moulin à café, tapage) ; mais elle était conquise. Son fieu était élégant et elle le regardait avec complaisance. Il tenait des Pasdeloup et ressemblait à ses tantes. Lui aussi, comme son père, avait adopté l’uniforme, mais celui des gentleman-farmer. Veston long et bien coupé, culotte de cheval et leggins, cravate molle.
Entre la mère et le fils, il n’y avait eu qu’un accrochage, mais violent, au sujet de l’or. Pendant une de ses permissions de « la drôle de guerre », avant l’invasion, Norbert avait parlé de porter l’or à la Banque… : « Jamais !! » cria-t-elle, « plutôt le jeter dans l’Orbiquet ! »
- Comment ! ?
- Oui ! ton père m’avait fait promettre, sauf un cas de grand malheur !
- Mais la guerre, Maman, le voilà le grand malheur !
- Pour NOTRE malheur, et non celui d’autres.
- Mais, la France…
- La France, c’est point NOUS, - répliqua-t-elle, furieuse : - La France, qui reçoit tous les voyous et fiche à la porte tous les moines ! Qui mange les héritages quand on s’est décarcassé toute sa vie pour améliorer son bien ! Qui protège tous les feugnants, et ruine tous les honnêtes ! La France, qui filoute du haut en bas, qui entretient tous ses macqueriaux à vivre d’elle ; tu vas voir c’te brossée qu’elle’ va prendre ! En 14, ton père l’a pas porté, son or, et ce qu’il le refuserait, à c’t’heure ! C’est pas aux genoux qu’il usait ses culottes, mais il respectait le respectable. Ton père, il n’allait point à la messe, mais il donnait trois mille au Denier, et trois mille de ce temps-là ! Ah, not’mort, il se relèverait si tu filoutais son or. Il’tait bonapartiste, et l’avait raison : « La République », qu’il disait, « c’est pas la France, c’est de la chienlit. » J’m’oppose, et j’m’opposerai jusqu’au dernier, Norbert… ! L’or, l’est à moi et à lui !
Norbert n’insista plus et connut ainsi, pour la seule fois qu’ils en parlèrent, les idées politiques de sa maman.
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Il défendit son coin contre l’occupation ; il parlait allemand et ne craignit pas de se compromettre pour venir au secours et diminuer l’insupportable faix des campagnards. Ce rôle de protecteur lui incombait, naturellement. Il accepta une fonction municipale au moment où tous fuyaient. Peu à peu, sa situation, sa position, sa demeure elle-même, lui inspirèrent une conduite différente de celle qu’il aurait dû hériter. A ce profond sentiment d’individualisme qui avait fait leur fortune, se mélangeait une façon plus large de juger l’évènement et d’en tirer parti. Tout autour de lui, c’était la vente, le troc, le profit, illicites devant la loi, le décret, français ou allemands, mais, en eux-mêmes, parfaitement licites : l’offre et la demande jouaient. La position du cultivateur, du créateur essentiel, reprenait sa place qu’un fonctionnement abusif des échanges sociaux avait altérée ; celui qui donne à manger et qui habille est le seul absolument nécessaire ; le reste est parasitisme ou luxe.
Cependant le maître de ce domaine, de ces terres soignées, de ces animaux superbes, se sentait secrètement lésé, presque toujours honteux quand, devant la montée des offres, il cédait ses produits au prix fort. C’était « leur » tour, il se le répétait, et il vengeait la campagne du mépris de la ville, mais il serrait les mâchoires. Céder au prix de la taxe, c’eût été trop condamner les autres, les ruraux qu’il voyait se recaupir et parvenir enfin à l’aisance. Il aurait trahi le paysan ! D’ailleurs, on en eût profité pour des coups de bourse. Il crut tourner la difficulté en ne vendant plus qu’en gros, aux coopératives, aux colonies de vacances, aux hôpitaux, et en nourrissant à lui seul un maquis de vingt-cinq hommes. Il donnait aux petites gens, aussi, qui venaient le supplier, et finissaient par lui chavirer le cœur. Sa femme passait toute la matinée à faire des paquets.
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Suite
Les conseils du père, n’étaient pas seulement des recettes de bagarres, des leçons d’assaut ; le lutteur semblait guider son jeune homme plutôt vers l’administration que vers la conquête. La conquête il y avait suffi ; à l’héritier de s’agrandir, certes ; si possible de l’arrondir, de profiter des faiblesses et des déconfitures limitrophes, des malheurs hautains du marquis de Ghauville aussi bien que de la soulerie ruineuse du vieux Caillebote. Mais on attendait surtout qu’il améliorât, qu’il perfectionnât. Norbert Lefebvre avait acquis du savoir ; il était licencié en droit, juste ce qu’il eût fallu pour l’étude à acheter, mais devant l’accroissement du bien, le père avait renoncé au notariat ; « Faut trop de coups de chapeau », disait-il, « fait meilleur sur ton bien qu’autour de celui des autres. Tu as assez appris pour tourner toi-même la loi… »
Les recommandations du bonhomme n’étaient pas sans grandeur ; il appréciait le cossu plus que le gracieux, et le solide plus que le délicat, mais le goût qu’il l’avait enrichi, le goût des beaux animaux, lui donnait une sorte d’idéal rural déterminé, qui aboutissait à une beauté, aussi, à une mise en valeur de son domaine qu’il parait comme on le fait d’un cheval qu’on va vendre. Il avait commencé par les étables ; ce qui serait au fils de mettre l’habitation à la hauteur des communs. Lui, avait aménagé ses prés baignant et ses prés de noë (prairies de plateau), le fils aurait à créer des jardins, et une manière de parc : « Ne lésine jamais ; tu ne regrettes jamais d’avoir acheté au plus cher de chez le marchand ; paie ton monde, toujours, au-dessus du cours… »
Son goût de l’ordre et de la surveillance le guidait mystérieusement. Il groupa ses dépendances ; lui qui n’avait rien vu que des marchés, il créa une demeure à la Louis XIV, tout simplement, utilisant, faisant de ses communs un point de vue, architecturalement, pour les avoir sous son œil dès le lever, dès l’emission matinale.
III
Cependant quand la fin s’annonça, Anatole Lefebvre, comme cela arrive souvent aux grands jouteurs, s’était pris d’une sorte d’indifférence pour le temporel. Ses derniers mois auraient pu être utilement employés, mais tout cela semblait ne plus avoir pour lui ni attrait ni poids. Et, par une pudeur qui les classait déjà, la mère et le fils ne lui parlèrent de rien ; ils ne parlèrent même pas entre eux de l’avenir. Le souci du malade les dominait et une sorte de fatalisme très normand, qui va de pair avec les plus violentes réactions. Tout laisser choir, ou s’accrocher désespérément, voilà les deux manières de nos gens en face du Malheur.
Ce qu’ils trouvèrent, d’ailleurs, était rassurant ; peut-être que la conviction qu’ils en gardaient avait aidé à leur désintéressement, car l’homme reste l’homme. La cache avait été nourrie sans relâche ; une somme énorme et secrète, en or, les garanties contre tout souci réel, et le flottant devait être aisément stabilisé. Ils tinrent enfin une sorte de conseil de cabinet, à cette transmission de pouvoirs qui les investissait d’une autorité nouvelle. La mère opinait pour temporiser, quant aux créances ; de permettre une sorte de trêve en l’honneur du créancier nouveau, à la manière des remises de dettes que faisaient les rois en don de joyeux avènement, mais Norbert s’y refusa : « C’aurait été », dit-il, « paraître juger le père, et faire penser qu’il allait trop fort ». La mère s’inclina et retrouva bientôt sa gaieté effervescente, avec, seulement, une petite fêlure, plus visible le soir.
Norbert fit lui-même les recouvrements. Mais il les fit à cheval ; son père avait aussi trafiqué en maquignon, et le fils était bon cavalier, mis à califourchon dès ses dix ans, sur les gros percherons de labour ; à quinze, sur un cheval de prix. Natole avait voulu que le fieu trouvât son plaisir sur SA terre. Alors, les recouvrements devinrent des promenades et cela les modifiait ; le cheval, sa gaieté, sa générosité, son ardeur, s’interposait aussi. Les revendications de Norbert y perdirent de leur âcreté ; au fond de lui-même, l’indulgence se fomentait sans qu’il en laissât encore rien paraître. Il se sentait vaguement dans une position familiale à l’égard de ses débiteurs qui peinaient, s’inquiétaient ; il leur faisait les « gros yeux », sans plus.
Moment difficile pour la culture ; les années qui suivirent immédiatement le traité de Versailles avaient été abondantes ; puis la crise était venue, les crises, qui atteignirent en plein le cultivateur. Il fallait donner, aux privilégiés de l’Etat, ouvriers et citadins, une pitance riche et bon marché ; la hausse des produits agricoles ne suivait pas celles des produits manufacturés ; on tapait sur le paysan. Norbert fit vendre un défaillant, de manière à rependre la tradition énergique, et, avec des colères bien jouées, laissa du répit à tous les autres.
Mais il ne put continuer – il ne pouvait continuer – le métier paternel ; il n’était pas à l’aise dans les marchés, de cette aise qui dépasse la liberté intime, qui est vraiment une jubilation, un lyrisme. Natole sentait sa force décupler à la vue d’un champ de foire dont il embrassait l’abondance comme un acteur, une salle enthousiaste. Norbert n’était que jugement et froideur. Et puis, les camarades l’ennuyaient, les confères utiles…
Il franchit l’étape et, de revendeur, devint producteur. Toujours servi par le flair hérité, il comprit la tendance générale qui pousse aujourd’hui à la bête de choix. Il n’eut que des laitières sélectionnées et de haute race. Sa réputation était faite quand l’autre guerre se déclencha.
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Pour sa femme, Natole avait du respect, caché, comme tous ses sentiments profonds, mais certain. Il la trompait, évidemment, dans ses voyages et virées, parce que le métier ne rend pas farouche et qu’un fort vieau ne profite qu’à changer d’herbage ; mais, comme il sied, jamais chez lui ni près de chez lui. La femme était une grande gaillarde fidèle, chevaline, osseuse et gaie, dont la large goule s’allongeait, toujours prête à rire, aux côtés d’un maître qui ne riait que sinistrement. Je crois qu’il ne s’habitua jamais à ces manières-là, où il devinait une supériorité native, un héritage d’anciens laboureurs-propriétaires, qui ont depuis longtemps du bien et ne s’en font pas. Sa femme l’épatait toujours, avec sa façon de « prendre les choses »… Quand il dut renoncer, en 1928, mourant du cœur comme un banquier, et se coucha, et qu’il vit sa bourgeoise rester songeuse : « … Mélanie ne rioche point », se dit-il, « j’suis baisé : j’vas faire une veuve… » En effet, il l’était… Deux mois après, Anatole trépassait, gavé de cliquot, de foie gras, de langouste, mais confessé, extrémisé sur sa demande personnelle, à son exigence : « J’veux tout le saint-frusquin, comme le bourrelier… »
A l’égard de son fils, on ne savait trop ses sentiments, car il ne l’embrassait qu’au Nouvel An et aux distributions de prix. Cependant, il devait le chérir à sa manière. Il se surprenait à lui vanter son bien futur : Natole, qui ne soufflait mot de ses affaires, ouvrait à son éfant des perspectives dorées… Il lui commentait le domaine dont il le rendait maître.
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Son premier achat luxueux, et qu’il fit au nom de son fils, avait été une superbe futaie de hêtres qu’un châtelain, ruiné par la vie de Paris, devait vendre. Les arbres avoisinaient la maison de Natole, une propriété où il avait joué enfant, chez sa tante, et qu’il avait rachetée et agrandie. Réellement, cette acquisition fut son premier acte d’orgueil, sa déclaration de réussite, car, ces arbres, il les acheta pour les respecter ; ils étaient en pleine venue, bons à couper, arrivés à terme, mais, pour tout homme de cœur, leur beauté, leur situation, plaidaient. Ils garnissaient la colline et descendaient jusqu’à la rivière ; leur hauteur massive était visible de cinq kilomètres ; ils changeaient le nivellement de la vallée, et paraissaient, de loin, un rehaussement montagnard, un éperon de falaise. Trois cent vingt-sept colonnes fourbies, orgues terrestres et géantes, trois hectares d’allées d’argile rose et voûtés d’étain gris. « Tu pourras fumer l’cigare à l’abri des vents, et y tirer la grolle de Mai… » La futaie de Natole, c’était sa bague au doigt ! Ç’avait fait sensation : Natole, qui s’établissait en grand !
Les champs et les près s’agglomérèrent encore ; plus de monnaie chez les notaires, mais un compte à la Banque de France, s’il vous plait ! (« … sont de fesse-mathieux et des faiseurs d’embarras, mais, ça en jette ! ») et plusieurs milliers de louis d’or, de napoléons, bien muchés, dont sa femme, et Norbert, quand il eut vingt et un ans, connurent la cache. Le souvenir de Me Baguier l’avait rendu défiant, et, les biens réels, il les amassait à pleines poignées, à plains bras, emporté par son instinct. Il est possible que ce fût en son fils, par son fils, que Natole jouît de sa richesse. Le père n’avait pas le temps de savourer, de goûter même, les plaisirs de la fortune ; il n’en appréciait que la chaleur obscure, que la certitude sourde, avec cette méfiance des joueurs qui ne veulent point se résoudre à compter leur gain. Il en avait l’obsession. Pour ce fabricateur d’argent, sa fabrication restait le seul agrément ; le désir de gagner le jetait sur les routes, lui faisait passer les nuits, le projetait… Sa femme lui disait : « Repose-toi, Natole, tu finiras par te périr ! » Il haussait les épaules, sans se dégager pourtant d’une petite angoisse : comme si ça se pouvait, quand on est pris là-dedans ! S’arrêter, « arrêter », comme ils disent en supprimant le pronom réfléchi, eut été la mort, aussi bien ; il le sentait. Cette prolifération des achats et des ventes à faire aurait continué ; ses projets, malgré la retraite, et, sans débouchés, l’auraient étouffé comme un mauvais eczéma qu’on vous retire des mains et qui retombe sur la poitrine.
Seules, quelques promenades lentes sur ses terres, où il contemplait son BIEN, son FAIT, paraissaient sa récompense. Son fils le comprenait, et, silencieux, l’écoutait. Le maître allait, parlait, le souffle court, et, à la paysanne, stoppant dès qu’il voulait insister. La promenade des Dimanches de vacances devint une habitude primordiale que l’un et l’autre attendaient, respectaient sans se l’avouer, comme indifféremment, comme si ni l’un ni l’autre n’y attachaient d’importance. Le vieux préparait un règne nouveau et l’héritier le devinait, l’héritier, plus sensible, plus affiné, mais qui se rendait compte de l’immense effort accompli.
DYNASTIE PAYSANNE
suite
II
Anatole était donc obèse ; de taille moyenne, trop grand pour faire un pot à tabac, pas assez pour résorber sa graisse, ce lard, qui, à tous ses pareils, vient des repas abondants utiles à la profession, car bien des affaires, les grosses, se traitent à table ; qui vient du grand air respiré et, en somme, d’une semi-inaction physique. La graisse mit cinq ans à le rembourrer, à souffler, car le « galope-culs » était resté, et pour cause, maigre comme un coucou.
D’ailleurs, dans la confrérie, le ventre se porte ; jadis on admirait un beau ventre. Balzac le recommande à l’homme de quarante ans qui veut obtenir de la considération, et Natole, qu’on appela bientôt « Monsieur Lefebvre », gardait des goûts, des attaches classiques. Ainsi arbora-t-il jusqu’à la Grande Guerre (1914) la tenue normande, l’uniforme de sa caste qui s’était conservé longtemps chez les louchebems, à la Villette. Une blouse luisante, d’un bleu sombre – car on ne la conservait pas assez, dans ce monde cossu, pour qu’elle pût s’amollir et s’éclairer – blouse courte, en « rase-pet », très foncée au col, et garnie d’admirables broderies aux épaules, sur toutes les coutures, aux poignets et aux poches : broderies de lin blanc, aussi régulières et finies que les travaux d’orfèvre (je viens, la semaine dernière, d’hériter une des siennes ; l’art, le goût et la certitude du brodeur en émerveillent), qui indiquent la minutie, le soin normands, et sont curieusement révélatrices d’une province qu’on juge lourde quand on la connaît peu.
Un pantalon pied-de-poule plutôt qu’à damiers, en magnifique elbeuf ; des bottes basses, à tirettes, toujours fourbies à l’os ; le col droit, avec une mince cravate noire papillon ; la casquette de satin noir, au front élargi, avec un tour très haut, haut comme la moitié du visage, casquette dont la particularité restait l’oblique et l’exigu de la visière. La pointe en descendait jusqu’au premier tiers du nez qu’elle touchait presque. De chaque bord du croissant noir, les yeux vous fusillaient.
Rasé tous les matins (sauf le 14 juillet) ; bleu et rouge ; dans la poche, le semainier, trousse à rasoirs, de sept lames, la savonnette et le blaireau. Le cuir à repasser, c’était la ceinture du marchand, qui s’accrochait à l’espagnolette de l’hôtel. De courts favoris pattes-de-lapin et des boucles d’oreilles, anneaux d’or rouge épais. Dès sa patente, Natole avait percé les lobes de ses esgourdes garnies de coton rose contre les courants d’air du métier. Ses oreilles, viandes roulées, arrêtaient et dépassaient la casquette, escalopes sanguines et grasses comme la caroncule des dindons. Une bouche éloquente ; un beau nez de grande maison, épais et courbe ; un regard bleu, plus pâle que le menton. Au poing, le pied-de-frêne, le gros bout à terre ; une longue massue, dont le manche était garni d’une lanière faisant à la fois dragonne et fouet : « foua ».
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Mais, si tel l’aubier du bonhomme, son cœur, il le cachait sous la blouse, avec le portefeuille, le superbe portefeuille en cuir russe, dans la poche de chemise. Il le portait relié au corps par une chaîne d’acier fin, d’acier le meilleur, et qui s’enroulait à la taille avec un prolongement qui permettait de sortir le portefeuille, de le manier. La profession l’exigeait, quoique le bonhomme fût de taille à défendre sa monnaie, et trop attentif pour qu’on tentât même de lui subtiliser.
A l’auberge, la marchand de vaches couchait avec, et quand il descendait la nuit dans la cour – car un homme de bonne éducation ne « gâte point de l’eau » dans une chambre et ignore tout de la table de nuit, - le spectacle qu’il offrait était formidable. Il descendait en chemise. La chemise gardait encore toute sa décence, étant le bliaut de jadis, le vêtement des pénitents et des bourgeois de Calais : la chainse, tombant très bas. Natole gagnait la cour, la chemise lui frôlant les bottes, ceinturé à la taille par la chaîne de nogent, dont une ramification rejoignait la poche-portefeuille gonflée. Casquette à trois-ponts sur le crâne, et, en main, le pied-de-frêne, parce que les escaliers nocturnes sont parfois malaisés après les soupers trop vifs, et que les garçons d’écurie peuvent être, « notez bien ! de l’individu ! ». Alors, à la remontée, gare aux fillettes attardées sur le minuit…
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DYNASTIE PAYSANNE
suite
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Il instaura bientôt une façon de commerce particulièrement délicate. Comme tous les autres, il achetait, gardait quelques mois - ou quelques heures – et revendait ; mais, à ces opérations vives, il ajouta des marchés à long terme. Il vendit à tempérament aux jeunes cultivateurs qui se montaient ; il vendait un tiers au-dessus du cours, et ne plaçait que des bêtes hors ligne. Il y gagna toute une clientèle fidèle, dont l’avantage était de s’adresser uniquement à lui qui les soignait. D’une sévérité farouche sur l’échéance, il se rattrapait sur la qualité de la fourniture. Disons, d’ailleurs, que le gros Natole eut, sur la conscience, dans ce pays où la Mort est une voisine rapide, quelques pendus à leur poutre, et quelques noyés dans la mare ; mais les fantômes ne le troublaient pas, même au crépuscule, qu’il abordait, au vrai, soigneusement défendu contre la mélancolie… Le métier veut qu’on boive. C’était le temps où la convention écrite avait fini par s’élever à la hauteur d’une chose sainte, intangible, contre quoi rien ne pouvait être invoqué, ni pitié ni opportunisme. L’Etat lui-même l’honorait, et le bout de papier n’était point encore devenu le bout de chiffon. Si l’on y regarde bien, cela ne manquait pas d’humanité supérieure ; disons même, de beauté. Mais, pour de telles immobilisations, on conçoit le coup d’œil qu’il fallait, la connaissance des hommes aussi bien que celle des bêtes. Natole les avait toutes deux puisqu’il réussit.
De plus, intelligemment, Lefebvre acheta où il se devait : en pays pauvre pour revendre en pays riche. L’ancien pousse-bétail savait la valeur d’un déplacement, Augeron, il acheta chez nous, en Pays d’Ouche, solage maigre où le bêton se fait de la charpente et du muscle, dans nos prés ferrugineux. Il vendait dans le Calvados, après y avoir empli, gonflé ses achats.
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Il y eut des hauts et des bas dans l’établissement de cette fortune ; de bons coups et des coups durs. Sa première grande réussite vint d’une épizootie qui eut lieu, je crois, durant l’été 1893 ; à une fièvre aphteuse qui dévasta le Nord-Ouest et emporta des bovins par milliers. Le trafiquant, le gros Natole, avait des idées là-dessus : il avait cru remarquer que les bêtes de vallée résistaient mieux que celles du plateau, et il attribuait la virulence de l’épidémie à l’inexorable sécheresse et aux engrais chimiques qui envahissaient les pâtures comme le reste. Alors, dans le marasme général, il loua des prés de rivière ; les fit enclore, et, achetant du bétail au dixième de sa valeur, chez l’un, chez l’autre, chez le cultivateur apeuré, car il n’y avait plus de foires, Natole l’entreposa dans ses prés baignants, au bord de la rivière, avec de l’eau à profusion. Ses malades, il les soigna lui-même, dès le petit jour, sans sa belle blouse, en gilet de laine noire à double rangée de boutons (gilet à manches). Il raclait les bouches, les mufles baveux d’une mauvaise écume, cautérisait les gencives excoriées, à la pierre infernale (nitrate d’argent), aidé par sa femme qui plaisantait.
Natole avait eu raison, la maladie fut bénigne pour son troupeau abreuvé. Il y gagna une fortune – et la fièvre aphteuse – qu’il guérit au vieux calvados, comme les remords. Au printemps suivant, il remonta tout son canton.
Son accident grave lui vint d’un notaire de Bernay qui mangea la grenouille ; un notaire magnifique, la seule imprudence de Natole qui, cependant, jugeait si bien les hommes. Le notaire lui emporta, dit-on, près de cinq mille francs. C’est difficile de garder chez soi un demi-million, et les Normands trouvent les banques trop anonymes. La prédilection de nos gens pour les personnalités entraîna Lefebvre. Il confia ses sous à cet homme très beau, très accueillant, grand seigneur, qui vivait avec faste et nanti des plus beaux chevaux de Moyenne-Normandie. Ce qui le sauva, en somme, furent ses ventes à tempérament : une part de son argent attendait et fructifiait.
Seulement, sa réaction fut extraordinaire. Quand, au titre de créancier notable, il fut mis au courant du passif, d’un tel trou à la lune, il revint chez lui, appela son fils (son fils unique, blé sur !) et lui cria en tapant sur la table :
- Norbert, mon gâs, t’seras notaire !! Etudie pour !
II
DYNASTIE PAYSANNE1
Anatole Lefebvre, le père, avait été une manière de bête féroce ; le vendeur malin, l’acheteur dégourdi, le trafiquant sans vergogne, le détrousseur, le créancier implacable. Il était connu, craint et envié. L’on disait qu’il fallait tout son argent pour lui faire pardonner toutes ses coquineries. Tant d’argent que cela ? Non, durant les premières années ; mais c’était le contraste avec son père, qui frappait. Le grand-père Lefebvre n’avait été qu’un bourrelier, pauvre, ouvert et gentil que tous aimaient ; qui partait avant l’aube avec son commis pour s’en aller rafistoler les équipages, et travaillait tout le jour en chantant ou sifflant. Il avait honte de demander quatre francs pour dix heures de piqures à double fil poissé.
Quand il voulut initier « le fils » : « Je serai point dupe, moi », fit le fort garçon : « Vous pouvez danser devant le buffet, moi, faudra que j’y croche !... » - « A ta guise mon fi ; en attendant, moi, je m’en va danser, comme tu dis, mais à la fête de Saint-Germain. »
Il le faisait bien, d’ailleurs ; à quarante-cinq ans sonnés, les plus mijaurées le recherchaient encore pour sa valse et sa polka !
La polka,
Se danse comme ça…
Sa bonne femme ne « balait » point, elle, un peu rechignée ; une Pasdeloup, de vieille race paysanne très distinguée, qui, fière de son homme, l’accompagnait pour l’admirer. Leurs deux filles étaient bien belles…
Le bourrelier dansa si bien qu’il en mourut d’un chaud et froid, d’une « fluxion de poitrine », d’une de ces pleurésies qui ne pardonnent point. « Y a pas grand’chose, comme héritage », fit-il humblement, quand il comprit où il allait. Y avait même rien du tout : le charment bourrelier avait trop fait crédit, trop réparé, trop fabriqué du neuf avec du vieux ; et puis, le métier n’est pas riche.
- Ma mère, - déclara l’héritier… du nom, - ne te fais pas de souci : tu ne manqueras de rien.
Natole s’établit marchand bestiaux avec ses économies de jeune homme. Ah, qu’il l’avait donc été, « au cul des vaches » ! Dès douze ans, il s’était loué comme pousse-bétail. A cette époque déjà lointaine, presque incompréhensible, le bétail voyageait beaucoup sur les routes pour rejoindre les centres d’expédition. Cavalcades sans nom, à fouets et à cris, pourchas terribles ! Les vaches étaient alors beaucoup plus nerveuses ; cet animal, d’apparence si paisible, témoigne encore d’une instabilité effroyable sitôt qu’il quitte ses petites habitudes. Les automobiles ont aguerri les vaches, les chevaux, et dressé les poules, mais une route transverse attire irrésistiblement les matrones laitières, une grille ouverte les aimante ; tout ce qui les écarte de leur destination leur plaît.
Et le « fils Lefebvre » (sous Guillaume [le Conquérant] on disait déjà « Filz-Osbern », « Filz-Erard ») savait vouloir. Il fut très vite apprécié par son exactitude, son énergie et aussi son honnêteté, sa curieuse probité. Quand on disait ses « coquineries », on ne pouvait, en fait, rien lui reprocher d’extra-légal. Voler ? Jamais il ne prit un liard ; le respect monétaire était dans sa ligne de conduite ; il s’y soumit immédiatement comme à une supériorité efficiente de plus. Mais, gagner par l’exercice de sa science, de son art, user de son savoir pour empocher, de sa subtilité, de son entêtement, de sa comédie, voilà où notre homme était passé maître. « Je ne l’garantis point ! », disait-il d’un bêton qu’il revendait : « V’s’avez des yeux comme mé, de l’entendement comme mé : à vous d’en user comme mé ! » Et il employait cette sorte de dureté, de brutalité même, que les gens considèrent comme une marque de valeur et de franchise : « J’suis point câlin ! » proclamait-il avec orgueil.
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A demain
1.- Extrait du livre de La Varende : LES GENTILSHOMMES. Le Chamblac 1938-1948
LES TAUPES AVAIENT PEINE A RENTRER DANS LEURS TROUS.
1784.
- Dès la mi-mai, il est survenu une chaleur caniculaire, et pendant tout le reste de l’année, il a fait une sécheresse continuelle. Aussi les foins et les légumes ont totalement manqué, il y eu pourtant du fruit mais en général petit et peu conditionné, il y a eu beaucoup de pruneaux, assez bons pourtant et assez petits dont le prix a roulé sur une pistole, la récolte du bled [blé] a été abondante, quelques-uns en ont coupé avant la Saint-Jean, plusieurs avant la Saint-Pierre, tout le monde immédiatement après. Les vins sont bons ou plutôt excellents et partout très noirs, les blancs très bons : le dernier mois a été si froid que les rivières étaient sur le point de prendre, le Loth [Lot] était couvert de glaçons, la Garonne n’avait plus qu’un petit courant au milieu de son lit. Je dois ajouter que la sécheresse a été si forte et si longue, et la terre si dure que lorsque les taupes dans les champs et dans les prés venoient à sortir de dessous la terre, elles avoient peine à y rentrer, si elles ne retrouvoient pas leur trou, cella en a fait tuer beaucoup.
Journal d’Antoine Fournier, pour Monclar d’Agenais
Un maître d’école au village.
En Basse-Normandie, les curés convoquent souvent des assemblées d’habitants dont ils rédigent les actes dans des registres paroissiaux. Depuis longtemps ils contrôlent la tenue des écoles du village. Le 17 avril 1709, on procède ainsi à la désignation du maître d’école de Cairon (Calvados) :
- Aujourd’huy dimanche septiesme d’avril 1709, se sont assemblés devant nous, curé de Cairon et des Buissons, les paroissiens et les habitants de la dite paroisse, après en avoir esté avertis deuement au prosne de notre messe paroissiale pour establir une personne capable de tenir les petites écholles, pour instruire les enfants et leur apprendre les petits catéchismes, à prier Dieu, à lire, à écrire, desquels paroissiens les noms suivent, scavoir Maître Jean Feron, prêtre vicaire, maistre François Marie, trésorier, Jean Noir Cappez, Germain Lemonnier, Pierre Gondouin, Charles Regot, Anthoine Lucas, Jean Le Febvre, Pierre Marle, Thomas Roberge, Jean Cadot, André Le Carpentier et plusieurs autres, lesquels ont nommé et establits la personne de Ollivier Cauger, fils Roger, et ont lesdits paroissiens consenti que le trésorier lui paye par chacun an pour ses gages la somme de 20 L [Louis ou livres ?] sur le bien et revenu du dit trésor de l’église. Et pour favoriser ledit établissement, moy, dit curé, promet aussi audit Olivier Cauger, de lui donner pour chacun an la somme de 10 L au cas qu’il s’acquitte dignement de ladite charge de maistre d’écholle. En foy de quoy lesdits paroissiens ont signé le présent avec nous, fait le jour et an que dessus.
Suivent les signatures des participants.
Au XVIIIè siècle, Cairon et Les Buissons (aujourd’hui Villons Les Buissons) comprenaient respectivement environ 600 et 200 habitants.
Un des lecteurs peut-il donner la correspondance du salaire du maître d'école en € ?
Long hiver 1705
Il n’y a pas qu’aujourd’hui que les vignes gèlent.
« L’hiver a duré longtemps. Il a gellée la semaine de la Pentecoste 9 may. Les vignes ont gellée. La récolte de vin a été petite. L’étée a été très bau. Une bonne récolte de grain. L’aoust a été très bau. La fin de l’aoust a été sy frais que les grains germait. Il a fait sy sique après aoust que la rivière [la Marne] est venu sy basse que l’on ne pouvait avoire de farine. »
(Desbordes, la chronique villageoise de Varredes, 1961, 17)
Premières pendules à la ferme.
Dans la grande ferme de Vaulevent (Val d’Oise), Jean Navarre est l’un des premiers à disposer, en 1702, d’une pendule sonnante, garnie de sa boîte noircie, sortie de l’atelier de Boulle, et estimée 80 L. Les autres fermiers d’Ile-de-France se contentent, depuis 1650, d’horloges qui sonnent les heures (AN, MC, LXIX, inventaire du 15 septembre 1702, et Moriceau, 1994, 760). En Hainaut, il faut attendre 1736 pour entendre le tic-tac d’une pendule dans une cense de trois charrues à Haulchin (Nord) (Delleaux, 2012, 144).
1703
Le pain blanc et l’instruction d’un paysan bourguignon.
Né à Arthonnay le 24 avril 1695, d’un père charron, disparu cinq ans plus tard, et d’Anne Morizot, sa mère remariée en 1703, le jeune Valentin passe ses premières années dans un village qui compte, à côté du curé, un « recteur d’école ». Une vie rude et misérable sous la houlette d’un beau-père brassier (puis laboureur en 1706) dont il subit les brutalités. « Mon éducation ne s’étendit guère au-delà de ma nourriture ; on m’éleva à peu près comme on cultive les plantes, c’est-à-dire d’une manière tout à fait végétative. « Mon instruction consista à m’apprendre l’oraison dominicale, en latin et en mauvais françois, avec quelques autres prières qu’on eut soin de m’expliquer par plusieurs élégantes versions en patois […]. Me trouvant un jour au diner de monsieur notre curé, j’aperçus avec étonnement qu’il mangeait du pain d’une couleur différente de celuy dont j’avais vécu jusqu’alors, cette nouveauté me frappa ; je n’osay en demander, mais les divers circuits que je fis autour de la table et mes regards attentifs firent connaître ce que je souhaittois. Ma curieuse avidité fut satisfaite, j’eus le bonheur, à l’âge de 8 ou 9 ans, de manger du pain blanc pour la première fois ».
1701
Abus et vertu des cloches: un carillon étourdissant.
En 1701, la paroisse de Sennely (Loiret) fait sonner ses cloches à tout rompre. Ici comme dans toute la Sologne, elles tiennent un rôle protecteur contre les mauvais sorts qui menacent la vie agraire. Ainsi se façonne un esprit de clocher que combat âprement Christophe Sauvageon, le prieur-curé de la paroisse.
" Les habitants de cette paroisse sont extrêmement jaloux de leurs cloches, et sur l'opinion qu'ils ont de leur efficace à fendre et dissiper les nuages dangereux, ils les sonnent continuellement et sans aucun discernement, ce qui est d'autant plus incommode que le clocher n'est qu'à trois pas du prieuré et presque tout l'esté on la tête rompue de la sonnerie de leurs grosses cloches. [...]
"J'ai fait cesser un abus qui régnoit en cette paroisse comme il fait encore dans quelques-unes de sonner la nuit de la vigile de Saint-Jean [23 au 24 juin]. On l'a défendu en plusieurs sinodes, au grand regret du peuple, lequel s'imagine que les sorciers tiennent cette nuit-là un chapitre général, et qu'il faut les dissiper par le son des cloches.
"Mais il y en a un qui est universellement dominant [...] qui est de sonner trois fois le jour des heures entières à chaque fois depuis le 25è de mars jusqu'au jour de l'Ascension. L'intention de l'église est d'avertir en sonnant ainsi, les fidèles de prier Dieu pour la conservation des biens de la terre. Mais, comme les meilleures choses sont sujettes à se corrompre et à dégénérer en abus, on ne sonne plus pour avertir de prier, mais on s'est follement persuadé que les cloches ont la vertu d'empêcher les fruits de la terre de périr, et ainsi on sonne continuellement, et surtout en cette paroisse où l'on a inventé une espèce de carillon qui est si étourdissant, qu'il est impossible de l'entendre sans indignation [...]. A présent, personne ne prie et tout le monde met dans les cloches la vertu de préserver les moissons des accidents du ciel"
(Sauvageon, Le manuscrit du prieur de Sennely, 1700-1701, rééd. 1980, LXXIV et LXXXXII-LXXXXIII)
"S'abarlouber": le parler solognot en 1700
Dans les faits, les paysans parlent des patois dont seules quelques expressions traversent l'écrit. Au seuil du XVIIè siècle, le curé de Sennely-en-Sologne (Loiret) fait œuvre de linguiste en précisant les particularité du parler de ses ouailles. "Ils parlent peu comme je l'ai dit; mais il est certain qu'ils s'expriment en termes fort significatifs. Sans chercher leurs mots, ils en ont inventé qui sont très énergiques. Par exemple lorsqu'il fume dans une chambre, ils disent la chose et la cause en même temps: ils disent que la cheminée est "engornée", voulant dire que la fumée se roule et s'enveloppe dans le tuyau et revient par le plus large de la cheminée, ne pouvant sortir par le plus étroit. Pour dire se confondre dans son discours, se méprendre dans quelque chose, perdre la tramontane et son étoile, ils appellent tout cela "s'abarlouber". Ils ont tous dans toute la Sologne un langage uniforme, mêmes phrases, mêmes mots, même accent et ce langage est le vieux gaulois, suivant la confrontation que j'en ay faitte à celui de nos vieux auteurs françois et entre'autres le sire de Joinville et le maréchal Villard'houi [Villehardoin].
Ce qu'ils ont de particulier dans la prononciation, c'est de faire toujours voyelle lors même qu'elle est consonne. Ils disent "bonnes yans" pour "bonnes gens", un "gé" pur un "gué", la égerre" pour la "guerre". Au surplus, ils corrompent la plupart des mots comme toutes les petites gens des autres provinces. Ils disent sans vous incorrompre pour "interrompre", parlant par "corruption" pour "correction", et ainsi de plusieurs autres comme pour dire "rudes", ils disent "ridicules". A l'égard des termes de "mehui" et d'"arrié", qui leur sont si familiers, ils leurs sont communs avec tous les habitants de la rivière de Loire, et "meshui" est un vieux mot gaullois fort usité dans les livres jusqu'au règne de Louis treize"
(Sauvageon, fol. 218-219, d'après Bouchard, 1972, 336)
Nous ne sommes pas les premiers, la preuve ! En voici un exemple. Il y en a de plus tragiques comme la grande peste de Marseille de 1720 qui a ravagé toute la Provence jusqu'à Sisteron; mais dans ce petit coin de France ils eurent, en leur temps, aussi à souffrir.
Les transcriptions à venir que je vous proposerai sont extraites de la vie de nos campagnes et comportent un langage parfois d'époque avec une orthographe qui n'est pas tout à fait la nôtre...
Ce seront si vous le voulez bien des chroniques en tous genres, sur les hommes, les bêtes et leur paysannerie d'une autre époque, tirées de fait réels, notariés ou pas.
L’AN DE GRÂCE 1782
Grippe moscovite en Sologne
Tout au long de l’année 1782, une vaste épidémie de grippe, partie de Moscou, touche l’Europe. La France est atteinte ne juin. Comme pour beaucoup d’autres régions, la Sologne est frappée et la mortalité s’y poursuit en 1783. Courbatures, maux de tête, frissons considérables : la grippe est bien là et sa complication pulmonaire peut entraîner la mort en 48 heures. En 1782-1783, la crise est sensible dans les paroisses rurales comme Argent et Brinon-sur-Sauldre (Cher). La-Ferté-Saint-Aubin (Loiret), Vouzon, Nouan-le-Fuselier et Pierrefitte-sur-Sauldre (Loir et cher).
Ainsi la paroisse de Marcilly-en-Villette (Loiret) est « affligée d’une maladie épidémique dont il n’a pas été possible d’arrêter les progrès funestes pendant environ quatorze mois, quelques précautions qu’aient pris les médecins, , chirurgiens et apoticaires envoyés par le gouvernement, de manière que dans cet espace de temps il a péri plus du quart de la paroisse, et par une suite nécessaire les inhumations et les sépultures dans le cimetière ont été plus que décuplés ». Selon les registres paroissiaux, on a enterré 79 personnes en 1782 et 62 en 1783, soit 140 en deux ans pour une population de quelque 600 habitants (Société royale de médecine, d’après Poitou, 2012, 273-275).
A copier-coller pour les PPP !